Il est devenu habituel, attendu presque, que dans les débats sur l’écologie et la transition on oppose d’un côté les revendications remuantes et dérangeantes d’une bande d’idéalistes qui préfèrent la santé des petits oiseaux au bon sens des gens de terrain qui constatent la réalité de leurs propres yeux jour après jour.
Mais au fait, c’est quoi le bon sens ?
Le dictionnaire nous apprend que c’est la capacité à juger sans passion. C’est un peu court comme dirait Cyrano. En sciences sociales, le bon sens est une partie du sens commun :
“ Le concept se rapporte à une forme de connaissance regroupant les savoirs largement diffusés dans une culture donnée : normes, valeurs et associations symboliques. Le sens commun fait référence à des opinions, des croyances, et des perceptions largement partagées au sein d'une organisation sociale donnée. ”
Voilà déjà une définition plus intéressante. Le bon sens serait donc l’application de la sagesse populaire de façon conservatoire1. Où l’on considérerait que les pratiques déjà ancrées dans une population l’ont bien servi jusqu’à présent et que s’en éloigner présente un danger.
Après tout, si le capitaine du navire sait qu’il y a des récifs sur son trajet et comment les contourner, ne pas se fier à lui serait idiot non ? Allons. Faites preuve de bon sens !
Mais l’efficacité de cette méthode suppose deux éléments pour être solide :
1- Les dangers doivent rester les mêmes dans la durée
Pour se fier au bon sens, il faut être en mesure de constater que les ennuis que l’on cherche à éviter sont prévisibles. Stables. Que vaut la trajectoire d’un capitaine de navire s’il sait où sont les récifs mais s’il n’a pas regardé la météo ? Que vaut l’expérience d’un paysan s’il plante ses cultures à un moment où le gel ne devrait plus arriver, mais arrive quand même ? Que vaut le bon sens d’un dirigeant qui n’a jamais questionné la disponibilité de pétrole bon marché, et abondant pour la conduite de ses affaires ?
Prenons le pétrole.
Voici un récapitulatif des découvertes de gisements de pétrole depuis 70 ans :
Est-ce que c’est du “bon sens” de continuer à prévoir une économie basée entièrement sur le pétrole alors que :
La France ne produit qu’1% de ce qu’elle consomme
Les découvertes depuis plus de 20 ans représentent moins de la moitié de la consommation sur la même période et en dessous du quart depuis une décennie.
Est-ce du “bon sens” de se mettre à la merci de pays producteurs dont les productions ne peuvent physiquement pas aller à la hausse vu les quantités découvertes et qui préfèreront probablement leur paix sociale locale à la bonne santé de notre économie nationale ?
Si vous vous demandez pourquoi les chiffres s’arrêtent il y a 6 ans, c’est parce qu’ils ne sont plus publiés depuis. Probablement parce qu’ils sont excellents comme en témoigne l’ambiance géopolitique actuelle.
En quoi ça vous / nous concerne ?
Tout ça c’est bien beau, mais ça ne dit pas à la PME locale comment mener ses affaires.
Ah bon ?
Quelle entreprise en France, quelle que soit sa taille, n’est pas dépendante de personnel qui viennent travailler en voiture à pétrole, en valorisant des marchandises qui sont livrées en camion à pétrole, ou envoyant ses équipes travailler sur des chantiers dans des véhicules à pétrole, ou envoyant / recevant des marchandises amenées par des bateaux à pétrole…
Nous vivons et opérons tous dans une économie dont le premier fluide vital vient à 99% d’ailleurs et dont on ne découvre depuis 10 ans qu’une nouvelle unité quand on en consomme six2
Pourtant, nous dit-on à longueur de discours médiatique, le “bon sens” est infiniment plus clairvoyant que les envolées lyriques des écologistes révolutionnaires ou des scientifiques qui ne connaissent pas “la vie réelle”
Vraiment …?
2- Juger pourquoi pas, mais avec discernement
L’ami Descartes, qui a tellement fait la promotion du sens commun qu’il a été à l’origine de la transformation de l’expression en “bon sens” a laissé une maxime que l’on entend au moins une fois par jour dans les cercles qui se veulent chantre de la méthode :
« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont ”
Malheureusement pour tous ceux qui aiment utiliser cette notion dès qu’une idée va à l’encontre de leurs envies, ils oublient la suite de la citation :
“ Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup d’avantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s’en éloignent »
Descartes qui préfère la méthode à l’intuition…
Franchement, ça étonne qui ?
Parce que l’intuition n’est pas toujours bonne conseillère. Elle s’appuie sur nos expériences pour nous suggérer une solution. Comme si faire la somme de situations connues permettait d’inférer efficacement une situation inconnue.
C’est à peu près aussi fantasque que prétendre que l’IA va produire de la pensée ! Mais je m’égare !
L’intuition, donc, est soumise à nos propres raccourcis (ou biais) de réflexion. Ces raccourcis ont pour fonction biologique de nous faire gagner du temps sur des schémas connus pour concentrer notre temps de cerveau sur autre chose.
Qui dit schéma connu ne dit pas schéma efficace, constructif, sain… Juste connu.
Comme si les biais de réflexion étaient le “bon sens” de notre cerveau.
Au chapitre des biais que l’on croise le plus souvent lorsque l’on aborde un changement aussi transformatif que la transition de l’économie on trouve :
Le biais de solution parfaite qui fait dire aux opposants à la voiture électrique qu’elle pollue aussi. Négligeant le fait que sans pétrole la voiture électrique continue de rouler, elle…
Le biais d’aversion à la perte qui est souvent la source du précédent qui nous fait considérer la douleur potentielle comme infiniment plus grave que les gains potentiels.
Le biais de normalité qui nous pousse à minimiser les conséquences d’un danger que l’on a jamais expérimenté soi-même. Parce que “qui aurait pu prédire” que les choses s’aggraveraient si vite et si fort. A part les quelques milliers de scientifiques du GIEC mais eux… on les connaît !
Et bien d’autres mais ceux-là sont les plus courants.
Soyons clairs, nous avons tous des biais et tous ne sont pas un problème.
Si demain vous voyez une personne courir vers vous un couteau à la main, vous allez vous écarter ou fuir. Vous êtes biaisés envers cette personne et c’est une excellente nouvelle pour vous !
Bref, juger c’est bien mais compter c’est mieux
Lutter contre nos biais, penser contre nous-même suppose de pouvoir évaluer ce qui nous menace. Suppose de pouvoir quantifier le risque pour ne pas se retrouver à gérer crise après crise après crise en essayant de maintenir une trajectoire pensée et prévue à une époque où l’on découvrait plus de pétrole qu’on en consommait.
Nous ne sommes pas en crise. Une crise est un moment mouvementé avant un retour à la norme. Nous sommes en transition d’une norme à une autre puisque nous avons épuisé les ressources nous permettant de conserver la norme précédente.
Et dans ces conditions, le “bon sens” est probablement un des pièges les plus dangereux qui soient. Puisqu’en nous basant sur des normes devenues obsolètes, nous prenons des décisions intenables. Et si l’on ajoute à ce cocktail le biais d’escalade d’engagement on voit assez vite l’impasse dans laquelle nous sommes.
Compter donc, mais mieux.
Nous opérons tous, aujourd’hui, dans un système qui considère les ressources naturelles comme gratuites et inépuisables.3 Sujet abordé plus en profondeur ici :
Le “bon sens” (le vrai) sait bien que c’est impossible mais pourtant c’est comme ça que nous sociétés, humaines comme marchandes, sont dirigées.
Nous pouvons décider de continuer en espérant que d’autres craquent avant nous. C’est la voie choisie par certains pays qui produisent encore assez de matières premières pour avoir des leviers de pression. Je ne vous fais pas la liste, vous l’avez dès que vous ouvrez un média. Ce qui nous importe ici c’est que ce n’est ni le cas de la France, ni le cas de l’Europe. Sujet abordé plus en profondeur là :
Donc si vous opérez un acteur économique en France, ou en Europe, vous avez besoin d’une nouvelle façon de compter sous peine de “vous mettre à la merci de pays producteurs dont les productions ne peuvent physiquement pas aller à la hausse vu les quantités découvertes et qui préfèreront probablement leur paix sociale locale à la bonne santé de notre économie nationale.” Comme déjà indiqué plus haut.
Et si vous cherchez une méthode pour compter, nous avons créé Archimède qui va sortir prochainement en licence libre si vous aimez vous débrouiller et en prestation si vous préférez un accompagnement.
Ne pas en profiter serait un flagrant manque de… bon sens !
Comme quoi parfois, le bon sens est un ami qui vous veut du bien.
La nuance utilisée ici est celle développée dans la conférence de Clair Michalon sur la Diversité des Hommes. Elle postule qu’un comportement conservateur est rétif au changement par principe là où un comportement conservatoire est rétif au danger apporté par le changement, mais pas par le changement lui-même.
Or noir, la grande histoire du pétrole par Mathieu Auzanneau
Peak Everything, waking up to the century of declines par Richard Heinberg
(Encore) un très bel et intéressant article Benoît ! Le "bon sens populaire" tel qu'invoqué à tort, est bien souvent en effet le faux ami du véritable sens commun et souvent plutôt celui qui nous arrange. Merci pour ce travail, qui du reste est bien troussé et très plaisant à lire, malgré la "gravité" du sujet.
Un triple coup de pied aux fesses pour sortir la tête du panier des biais ne sera pas de trop. Comme d'habitude, merci pour cette démonstration brillamment construite !