C’est un backlash ? Non sire, c’est une transition.
Analysons les raisons du backlash de la transition durable que l'on observe depuis un an en se posant la question qui fâche : est-ce qu’il n’est pas en partie de notre responsabilité ?
Il faudrait avoir la tête enfoncée loin dans le sable pour ne pas se rendre compte de l’atmosphère toxique actuelle autour des sujets de transition. Alors que la géopolitique se rappelle à notre mauvais souvenir, que des acteurs de premier plan comme Black Rock ou Arcelor Mittal s’éloignent de leurs engagements précédents, le doute semble envahir tout le petit monde des acteurs de la transition.
Au point que sort cette semaine une tribune sur l’importance de l’intelligence collective et de la création collective de consensus par un regroupement de certains des ateliers de sensibilisation les plus populaires.
Déjà, allez la signer, je suis certain qu’une écrasante majorité d’entre vous s’y retrouvera !
Ensuite, peut-être serait-il temps d’analyser les raisons de ce backlash en se posant la question qui fâche : est-ce qu’il n’est pas en partie de la responsabilité de ceux qui œuvrent pour la transition depuis plusieurs années ?
Et je crois bien que même si nous ne sommes pour rien dans l’opportunisme cynique des uns et la mégalomanie délirante des autres, nous avons pourtant une part de responsabilité dans cette situation.
Les opportunistes cyniques : courage, fuyons !
Là où chez Black Rock, on se cache derrière son petit doigt en prétextant avoir été attaqué en justice pour discrimination envers les actifs financiers liés aux énergies fossiles (le juridique Américain, tout un poème !), chez ArcelorMittal moins de scrupules : l’attentisme en raison de l’atmosphère politico-économique de ce début d’année suffit à sauter à pieds joints sur le frein de la décarbonation.
On me répondra que prudence est mère de vertu et qu’on ne devient pas capitaine d’industrie en s’ajoutant des contraintes que l’on pourrait éviter. Et je pourrais être d’accord si l’on parlait d’un autre risque que celui de la dérive climatique et de la raréfaction des ressources.
Parce que ce risque là ne dépend pas de nous et va se concrétiser qu’on le veuille ou non. Paradoxalement, il va même se concrétiser plus vite et plus fort moins on s’y prépare. Donc les cyniques qui travaillent à la transition pourraient dans un élan un peu nihiliste clamer “merci Donald !”
Dit autrement, l’attentisme face à un environnement politique instable peut s’entendre lorsque les conséquences de l’action sont à la main du politique. Peu de choses sont plus destructrices pour l’économie que lancer de grands plans d’investissement avant de voir le vent tourner et ces investissements tomber à l’eau… Mais en l’espèce, ralentir la transition de la filière acier d’un côté ou d’un portefeuille d’actifs financiers de l’autre n’aura aucune espèce d’impact sur les dérèglements en cours.
Donc au mieux le retard pris coûtera un peu plus cher aux entités qui l’ont choisi, puisque s’adapter à des conditions qui s’aggravent n’a pas le même coût sur toute la durée. Et au pire, les actifs se seront dépréciés entre-temps et ne permettront plus de financer la transition. Hypothéquer demain pour du rabe aujourd'hui, si c’est ça la définition moderne d’une bonne gestion…
Les mégalomanes délirants : drill baby, drill !
A l’attentisme mal calculé d’une partie du monde économique répond une fuite en avant d’une partie du monde politique, par opportunisme (décidément !), aveuglement, ou simple égo jamais remis en question.
Et pour eux, la science environnementale est une proie prioritaire face à leurs appétits de consommation de ressources. Après tout, quand on a de la fièvre, le plus sage est de briser le thermomètre ! En tout cas, ils semblent le penser ou au moins considérer qu’ils échapperont aux conséquences.
Derrière les fanfaronnades et les outrances, qui ne sont qu’une stratégie de communication bien huilée, les actes parlent d’eux même : la fête mondialisatrice est finie et chaque zone d’influence se replie sur ses approvisionnements en ressource pour capter quelques miettes de croissance.
Et si les Etats Unis ont été rois de l’ère pétrole, ils sont en retard sur les terres rares comme le montre leur agressivité tant vis-à-vis de la Chine que du Groenland que de l’Ukraine (qui a aussi des terres rares).
Drill baby, drill donc. Même si en l’absence d’investissements constants la domination Américaine sur le pétrole est incertaine à 80% d’ici à 2030.
Bon. Il y a les opportunistes, les mégalomanes, mais nous dans tout ça ?
Quel rôle avons-nous dans la réception de la transition dans le grand public et la fatigue qui peut se ressentir à force de rabacher le même message ?
La transition s’amuse (ou pas)
Nous, acteurs de la transition, avons tenté pendant des années de pousser l’idée selon laquelle la transition serait désirable, épanouissante, libératrice et elle est tout cela.
Mais elle est également difficile, coûteuse, pas accessible à tous et contraire aux intérêts immédiats de tout un tas de personnes, pas seulement situées dans de confortables conseils d’administration.
Allez demander aux ouvriers qui travaillent dans le secteur automobile, aux agriculteurs, à l’intégralité du secteur aérien, à n’importe qui vivant à plus de 30mn de voiture de son travail ce qu’il pense de la transition douce, heureuse et indolore.
Ils vont vous, ils vont nous rire au nez.
Et quand on leur imposera une taxe carbone qui était intellectuellement une des meilleures choses à faire au moment où elle a été tentée… Ils enfileront des gilets jaunes au mieux, ou succomberont aux sirènes du vote “pour tout cramer” au pire.
De l’autre côté de l’Atlantique, un certain Donald a commencé à construire une audience avec les mineurs de charbon du Midwest avant de lancer sa première campagne il y a bientôt une décennie.
Autre continent, mêmes causes, mêmes effets.
La transition n’est pas univoque. Elle n’est pas absorbable sans douleur sauf par une partie très privilégiée de la population. Elle n’est pas sans conséquences pour l’économie, la formation des personnes et la pérennité de certaines activités.
Pour autant elle est indispensable parce qu’inéluctable.
Inéluctable parce que continuer dans notre course à la croissance et au confort se heurte aux limites physiques du monde et ni les pétroliers (lien plus haut), ni les mineurs de cuivre, ni ceux de lithium et encore moins ceux de terres rares ne seront le sésame extraordinaire pour nous sortir de l’impasse.
Rien que pour concrétiser les plans d’électrification des pays du G7, il faudrait multiplier la production mondiale de lithium par plusieurs dizaines en 20 ans selon Aurore Stéphant, ingénieure géologue alors que déjà, aujourd’hui, la consommation surpasse la production.
La question n’est donc pas “allons-nous faire une transition ?” mais bien “allons-nous transiter tant que nous avons encore les ressources et les capitaux pour en contrôler les conséquences négatives ou pas ?” Si l’on regarde du côté de l’agriculture qui perd des milliards par an depuis une décennie, la réponse semble pour le moment être “ou pas”. Avec les conséquences aux portes des grandes villes que l’on sait.
On n’attire pas les mouches avec du vinaigre
Comme disait ma grand-mère et comme répondent en substance les acteurs de la transition mis en face de ces discours moins chantants et joyeux que ceux qu’ils ont l’habitude de servir à leurs audiences.
Certes.
Si vous vous adressez à des mouches.
Et ça, cette grille d’analyse univoque et positive digne d’une réclame LinkedIn peut provoquer trois réactions :
Soit vous vous adressez à des personnes dans le même état d’esprit univoque et vous entretenez la bulle de filtre selon laquelle tout ira bien si seulement tout le monde se met à <insérez ici la dernière mode durable>
Soit vous vous adressez à des personnes peu impliquées sur le sujet et au mieux vous n’obtiendrez que des efforts cosmétiques parce que votre discours ne porte aucun levier de danger qui pourrait permettre à ces personnes de sortir de la stupeur matérialiste dans laquelle notre monde les ont plongé
Soit enfin, vous vous adressez à des personnes déjà en souffrance et par votre bonne humeur de façade, vous faites culpabiliser ces personnes de leurs souffrances et de leurs difficultés et les poussez, bien malgré vous évidemment, dans les bras du climato scepticisme
Notez bien que dans tout cet article, je parle de “responsabilité” et non de “faute”, parce que dans un environnement univoque et positif tel que l’arène médiatique (online comme offline) de nos pays, développer un discours alertant de risques graves est semé d'embûches.
Soit une personne porte avec elle les deux siècles de légitimité de l’X et une bonne capacité à enchaîner les punchlines (merci Jean-Marc !), soit elle accepte de se voir taxer de prophète pathétique de la fin du monde pour faire passer son discours (merci Pablo, merci Aurélien !), soit elle se mure dans une acception purement scientifique pour essayer -en vain- de limiter les attaques (merci Serge, merci Valérie, merci Laurence !).
Que l’on se comprenne bien, je ne cherche à faire porter le chapeau à personne.
J’ai fait ma transition personnelle en habitant dans un écolieu résilient des années avant de prendre publiquement la parole sur le sujet. Précisément parce que je ne me sentais ni l’expertise ni l’envergure d’assumer les rebuffades et les soupirs gênés qui sont le quotidien de tous ceux que j’ai cité plus haut.
Mais si le temps nous manquait alors, il nous file entre les doigts aujourd’hui. L’invasion de l’Ukraine suite au pic pétrolier annoncé et assumé de la Russie, puis le second mandat de Mango Mussolini nous apprennent que le “quoiqu’il en coûte” pour s’approprier ce qu’il reste de ressources sur la planète a franchi un cap qui se moque désormais totalement des populations et de la stabilité mondiale.
Il est temps pour nous d’être…
The adults in the room.
Si dans un monde où seule une frange de la population de nos pays ressentait les premiers effets de l’érosion du modèle de croissance, il était difficile d’annoncer des lendemains qui déchantent, la donne a totalement changé lorsque Mango Mussolini a décidé de renverser la table.
Parler de crise d’approvisionnement avant que le covid nous apprenne les réalités d’une mondialisation à flux tendu et avant que toute la filière bois en France voie mourir sur pied 20% de ses ressources futures, c’était compliqué et le risque paraissait lointain et nébuleux.
Ce n’est plus le cas.
Parler de catastrophes climatiques avant que Valence, puis Mayotte, puis Los Angeles ne connaissent des drames surmédiatisés, c’était compliqué.
Ce n’est plus le cas.
Parler de pérennité des modèles d’affaires avant que les droits de douane ne changent plus vite qu’une trend de réseaux sociaux, c’était compliqué.
Ce n’est plus le cas.
Le backlash que nous connaissons depuis bientôt un an est le backlash de la transition douce, heureuse et indolore.
Le discours était vu comme élitiste avant, il est maintenant vu comme fantasmé.
“On rentre dans le dur” comme il se disait au séminaire d’un atelier de sensibilisation bien connu en juin dernier. Si seulement nous avions su à quel point.
Mais la transition, elle, est toujours là et devient plus tangible jour après jour. Et pour peu que nous agissions comme les adultes dans la pièce en considérant les personnes que nous adressons comme d’autres adultes, nous pouvons opposer des faits et une voie de sortie de l’impasse à tous ceux qui voudront bien écouter.
Fini les slogans simplets et binaires.
Fini de dire qu’il faut se passer d’une énergie propre et pilotable parce qu’elle inquiète.
Fini de faire la chasse à la voiture individuelle pour toute personne ne vivant pas en centre ville.
Fini de faire la chasse à la consommation de produits carnés si ceux-ci sont de qualité suffisante pour assurer la subsistance de l’environnement et de la filière qui en dépend.
Nous, acteurs de la transition, avons les connaissances et les clefs pour forger ces nouveaux compromis et trouver ces nouveaux modus vivendi.
Face aux outrances des derniers tenants de la croissance à tout prix, nous pouvons être les adultes dans la pièce qui proposons des compromis sur un avenir qui ne nécessite pas de s’entretuer pour le dernier champ, qu’il soit de blé ou de pétrole.
Ne nous y trompons pas, la fébrilité actuelle du monde est celle d’un système mourant qui essaiera à tout prix de survivre quoi qu'il en coûte. Si nous attendons que les choses se calment pour proposer des alternatives, nous aurons la catastrophe climatique et la guerre, pour paraphraser Churchill.
Parce que, pour finir sur un point Godwin, ni Trump, ni Poutine, ni Xi, ni Milei, ni les autres ne se seraient arrêtés aux Sudètes non plus, à l’époque.
Que penser de la Chine ou de l’Inde du coup ? Ça sert à quoi d’être aussi attachés à ce truc écolo si les gros pays n’y sont pas ? A part nous paupériser je ne vois pas encore bien …