M. de Villepin, cette fois-ci dire non ne suffira pas
Allons-bon, M. de Villepin aurait viré décroissant ? Ou simplement lucide. Lettre ouverte d'un quadra engagé sur les transitions durables à un grand penseur de la vie politique Française.
Il est de ces esprits brillants que l’on ne s’attend pas à voir se positionner dans le camp que l’on défend. Des personnes dont on peut -et l’on devrait- respecter l’intelligence et l’érudition mais qui sont simplement trop éloignées par leur vécu ou leur point de vue pour arriver in fine à une position que l’on pourrait défendre soi-même.
M. de Villepin est de ceux-là. Grand intellectuel de la vie publique Française et Européenne, fin connaisseur des enjeux diplomatiques et internationaux, défenseur inlassable de la troisième voie à la Française dans la droite ligne Gaulliste qu’il doit se trouver un peu seul à défendre ces temps-ci, en passant.
Or, c’est ce même M. de Villepin qui a apporté ces derniers jours au débat public un raisonnement qui a fait tiquer bon nombre de défenseurs de l’environnement et d’une transition juste (texte intégral en lien). Tiquer non pas en voyant une énième descente en flamme des préoccupations de soutenabilité de nos sociétés non. Mais bien l’inverse. Pour un peu, on pourrait penser au premier abord que M. de Villepin a viré décroissant.
Les bonnes intentions ne pavent que le chemin de l’enfer
Si dans ma bouche le qualificatif de décroissant est à prendre de façon positive, le diable comme souvent est dans les détails.
Alors M. de Villepin, permettez moi de respectueusement réagir à votre positionnement doctrinal.
Vous commencez votre démonstration ainsi :
Prométhée est épuisé. Voilà ce que nous devons reconnaître sans détour, avec la gravité qui s’impose. Notre monde, ivre de puissance, vacille désormais au bord de ses propres limites. Le sol se dérobe sous nos pas et l’horizon s’assombrit. Ma thèse est simple : les transformations politiques actuelles et à venir du monde s’enracinent dans un phénomène unique, l’épuisement du modèle de développement de la modernité, fondé sur l’exploitation intensive des ressources naturelles, sur l’intensification continue des échanges mondiaux, sur l’expansion de la sphère marchande dans nos vies, sur la centralité de la puissance militaire pour garantir l’ordre, et sur l’illusion de rivaliser avec les dieux. Cinq épuisements qui n’en font qu’un.
Je partage quasi totalement votre constat et je salue la lucidité qui permet d’entamer un raisonnement qui vise très probablement de prochaines échéances politiques par une prise de risque en choisissant non pas de continuer à raser gratis comme tant d’autres le feront certainement, mais bien en posant un diagnostic qui peut rebuter.
Pour autant, une fois de plus, le diable est dans les détails. Et il est particulièrement savoureux que vous utilisiez l’image de Prométhée.
Prométhée est la figure qui a apporté le feu aux hommes.
C’est nous qui avons fait n’importe quoi avec.
Prométhée n’est pour rien dans l’état du monde. Nous, en revanche, sommes pleinement responsables. Et quand je dis “nous” pour commencer par une perspective aussi large que possible, ce “nous” est le premier point qui fait tâche dans votre raisonnement.
Vous vous référez plus loin à la célèbre phrase du président Chirac en Afrique du Sud :
“Notre maison brûle et nous regardons ailleurs”
Phrase ciselée et percutante que de nos jours on qualifierait volontiers de “punchline” mais… phrase sans conséquences concrètes.
Qu’a fait le président Chirac pour faire suivre cette déclaration d’effets ? Qu’avez-vous, lors de votre présence dans son gouvernement dans cette mandature, fait pour faire suivre cette déclaration d’effets ?
Et je ne vous cible pas personnellement sur le sujet, car les grandes phrases sur l’environnement ont la fâcheuse tendance à se glisser dans les discours politiques dès lors que la personne qui les prononce n’a plus à se préoccuper d’être réélu. Sacré Tocqueville.
Le président Chirac à l’orée de son second mandat peut tout à fait prendre des positions fermes sur l’environnement, ce n’est pas comme s’il allait devoir s’en expliquer à de futurs électeurs.
Le président Obama, auteur du non moins célèbre :
"We are the first generation to feel the effect of climate change and the last generation who can do something about it."
Le prononce à l’occasion d’un discours sur l’état de l’Union dans… son second mandat. Beau discours, belles actions si l’on considère le désastre ambulant qu’étaient les Etats Unis à la sortie de la présidence Bush mais tout de même.
“The American way of life is non negociable” disait Bush père à son époque, mais pas plus que la Française !
Puisque cycle électif après cycle électif, les uns et les autres se font élire sur une promesse de “mieux” pour une majorité. Ce qui peut s’expliquer par le paradoxe de Tocqueville mais qui ne suffit pas à faire passer le goût amer du “nous” que vous utilisez dans votre prise de position.
Car enfin M. de Villepin, lorsque le président Chirac prévient que notre maison brûle, j’ai 21 ans et j’ai entendu toute ma vie que c’est la crise et qu’espérer avoir aussi bien que mes parents tenait du fantasme.
Quand le monde se met d’accord sur le minimum à Kyoto en 1997, j’ai 16 ans et j’essaie tant bien que mal de savoir que faire après le bac.
Quand pour la première fois le monde se dit qu’il y a un problème à Rio en 1990, j’ai 9 ans et l’on se remet encore de ce qui sur notre petite île a été le cyclone du siècle.
Donc non, M. de Villepin. Avec tout le respect que je vous dois, venir dire “non” 35 ans après Rio alors que pendant la totalité de ma vie vous saviez beaucoup et avez fait peu ça ne suffira pas.
Cela fait 35 ans que les grandes déclarations politiques sur l’état de la planète sont autant de patates chaudes lancées aux suivants. Et si votre génération a eu le loisir de chercher des alternatives préservant leur “way of life” la mienne n’y a jamais eu accès.
Coincés entre la morgue d’une génération ayant tout eu, nous regardant de haut pour ne pas en faire autant et la constatation quotidienne que le gâteau n’allait jamais être assez imposant pour les appétits de tout le monde.
Donc venir parler plus loin dans votre déclaration de “pacte intergénérationnel” ne passe pas.
Certes, vu la pyramide des âges en France et encore plus dans le profil statistique des votants, il est difficile de ne pas s’adresser à ceux de votre génération. Après tout, ce sont les derniers qui croient en la politique et votent comme une seule cohorte électorale pour ne pas remettre en question la civilisation Prométhéenne, puisqu’ils ont beaucoup à y perdre. Mais pensez-vous pouvoir construire un projet politique contre les intérêts objectifs de 80% de la population qui voit le monde se déliter autour d’elle alors même qu’on continue de lui promettre élection après élection du rabe de sucettes sans que jamais il n’advienne ?
Vaste programme (pun intended) me direz vous. Certes, mais c’est vous qui positionnez votre déclaration -à juste titre à mon avis- comme un virage de civilisation.
Alors chiche, M. de Villepin. Allons au bout de la logique et examinons ce virage comme la rupture qu’il doit être.
Ne bâtissons pas l’avenir sur du sable
Si le programme doit être vaste, autant qu’il soit cohérent et repose sur un diagnostic solide de notre situation actuelle : on ne peut pas aborder un virage abrupt comme celui qui se dresse face à nous en conservant notre vitesse et notre trajectoire actuelle. Donc si l’on veut négocier ce virage, peut-être que la première étape est d’expliquer à tous ceux qui nous maintiennent le pied au plancher qu’il va falloir se détendre ?
Parce que vu de la lorgnette de ceux de ma génération, voir un président passer en force des réformes contre lesquelles 92% de la population se bat au motif que le reste veut conserver les acquis d’un monde que vous-même diagnostiquez comme mort ne passe pas. Pour ça non plus, dire non n’a pas suffit.
Ce qui m’amène au second point qui me fait dire que si votre cheminement intellectuel est brillant et lucide, il n’est pas achevé.
La croissance.
Au fil de votre raisonnement, il apparaît que vous avez avec la croissance une relation plus lucide que la plupart de notre personnel politique. Pour ça, sincèrement, bravo et merci de le mettre dans le débat public.
Pour autant, là où la totalité des discours politiques sont ceux de drogués défendant leur dealers, le votre est celui d’un drogué se sachant malade mais ne proposant pas de remède.
D’un côté vous dites :
Un modèle de civilisation fondé sur l’illimité, sur la conquête de la nature, sur la croissance perpétuelle et une confiance aveugle dans la technique, se retrouve dans l’impasse.
Tandis que de l’autre :
Troisième volet : la compétitivité économique et la croissance. Nous devons accélérer en matière d’innovation technologique et coordonner les financements et les régulations nationales, tout en développant des instruments de financement puissants en faveur de l’innovation de rupture
J’ai parfaitement conscience du fait que les finances collectives sont assises sur la productivité de nos sociétés. Et que souhaiter produire moins de richesses revient pour le personnel politique à souhaiter se trancher une jambe.
Pour autant, nous sommes sortis du monde en croissance depuis 2008. Les seuls leviers que nous ayons activé depuis 17 ans sont ceux de la dette et de l’inflation pour donner l’illusion que le rabe de sucettes allait finir par arriver. Les seuls qui croient encore sincèrement à la croissance sont les mêmes que vous dénoncez à juste titre pour avoir fait émerger un paroxysme dominateur et prédateur qui ne peut que nous amener collectivement à la ruine.
S’il y a quelque chose à laquelle vous vous honoreriez à dire “non” M. de Villepin, c’est à cette hypocrisie mortifère et cette impasse civilisationnelle qui nous menace tous autant que nous sommes.
Pour cela, des alternatives existent. Les travaux de Kate Raworth et de Tim Jackson sont une base solide. Mais la politique étant l’articulation d’une histoire commune et partagée, il convient pour bâtir un futur pérenne de ne pas commencer par des fondations qui ont prouvé depuis un demi siècle qu’elles ne tenaient que sur du vent.
Voilà M. de Villepin. Merci une fois encore de vos prises de position courageuses et lucides sur notre monde. Vous avez fait la moitié du chemin et vous vous trouvez au milieu du gué avec d’un côté un monde mort et de l’autre un monde qui tarde à apparaître comme dirait Gramsci.
Vous avez admirablement identifié les monstres, j’espère que cette modeste prise de parole vous aidera à progresser sur le reste du chemin.
Et si par miracle ce message arrivait jusqu’à vous, prenez le comme les encouragements -certes critiques- d’un quadragénaire désabusé mais veut encore penser que l’on peut s’en sortir sans s’enfoncer encore plus loin dans l’abîme.
Je dis oui, après ce "non" impactant mais incomplet, comme une mobylette qui cale 1km avant la maison et qu'on doit pousser sur le bord de la route sous la pluie, OUI à la poursuite de la réflexion pour Mr de Villepin qui a en main le porte-voix nécessaire pour faire bouger ne serait-ce qu'n tout petit quelque chose qui éloignerait de quelques centimètres le mur magistral qui nous attend !
Une analyste tout aussi brillante que le texte d'origine, mais hautement plus juste, plus large et plus complète.