Tocqueville ou le piège des transitions en démocratie
Et si nos sociétés démocratiques à vocation égalitaires étaient un frein à la transition ? Et si nous ne pouvions pas traiter la période actuelle avec les mêmes réflexes qui nous ont menés jusqu’ici ?
Et si nous devions redéfinir ce qu’est un collectif pour préserver nos constructions sociales et économiques ?
Le client est roi, mais le roi est nu !
Comment faire avaler la pilule d’un changement difficile voire douloureux à un groupe humain habitué à vivre dans un contexte démocratique ?
Cette question obsède tous ceux qui se préoccupent d’aménagement territorial depuis des décennies, au point qu’un acronyme soit régulièrement utilisé pour désigner ce phénomène : le “NIMBY” (not in my backyard / pas dans mon arrière-cour).
Pour l’expliquer simplement : tout le monde veut une déchetterie accessible facilement. Mais personne ne la veut comme voisine. Tout le monde veut une énergie décarbonée et bon marché, mais personne ne veut voir une tour de refroidissement de centrale électrique ou un champ d’éoliennes.
Et quel est le rapport entre la laideur des tonnes de béton d’une centrale électrique avec un penseur du XIXème siècle ? Facile : comme beaucoup d’autres choses, il l’avait prédit.
Le désir de l’égalité devient toujours insatiable à mesure que l’égalité est plus grande.
Pourquoi, si nous sommes tous égaux, devrais je accepter ce sacrifice même si j’en comprends le bénéfice pour la collectivité ?
Pourquoi, si nous sommes tous égaux, devrais je faire le premier pas alors que d’autres ont l’air beaucoup mieux lotis que moi ?
À mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en croire la masse augmente, et c’est de plus en plus l’opinion qui mène le monde.
Pourquoi, enfin, ferais je des efforts alors que l’on me promet toujours plus de confort en ne faisant rien ?
Pourquoi devrais je remettre en cause le business model de mon entreprise alors que d’autres continuent de faire n’importe quoi et on ne leur dit rien ?
La transition pourra être efficace, démocratique et agréable.
Mais nous n’avons que deux options sur les trois.
Soit elle sera démocratique et efficace. En répartissant l’effort sur ceux qui peuvent l’encaisser au maximum et ce sera désagréable pour tous les peuples qui vivent aujourd’hui au-delà des limites planétaires. Et ça inclut la totalité des Français et des Européens. Difficile de mener campagne ou de mener un changement quand on promet des efforts et de la douleur, Churchill lui-même aura attendu le déclenchement de la guerre qu’il voyait arriver pour se voir confier la confiance de ses contemporains.
Soit elle sera démocratique et agréable. En essayant de contenter tout le monde (il faut bien se faire réélire !) on avancera un peu, mollement, en ne disant pas clairement là où l’on va et en prenant le risque qu’une partie moins favorisée de la population se sente exclue de la partie “agréable”
Soit enfin, elle sera efficace et agréable… Mais pas démocratique. Voyez comment la Chine arrive à être le premier marché des véhicules électriques et le premier marché de l’énergie solaire. Comment ils arrivent à organiser des Jeux Olympiques avec un beau ciel bleu dans une région notoirement connue pour ses industries lourdes. En sous main, la population n’a guère de choix sur les décisions menées pour “son bien”.
Bref, en l’état nous pouvons soit nous contenter d’avancées molles et déceptives au risque d’épuiser la minorité agissante pour ces changements soit faire face à cette impasse de façade en mettant chacun face à sa petite part de responsabilité.
Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités
(oui, j’ai osé)
L’humanité n’a jamais eu autant de pouvoir qu’à notre époque. Cette phrase peut sembler banale si l’on n’en considère pas les implications.
Toi, moi, vous, nous faisons partie de l’humanité.
Et nous pouvons tout à la fois refermer un trou dans la couche d’ozone, empuantir l’atmosphère de nos voisins avec nos centrales à charbon ou la moitié du pays en feu, installer un agent orange à la Maison Blanche ou changer totalement de vie pour se mettre en accord avec les limites planétaires…
Nous persistons à imaginer une barrière étanche entre nous et le monde comme si nos actions n’avaient aucun impact.
Alors évidemment, personne n’a de baguette magique pour tout changer, pas même les grands dirigeants de ce monde. Et aucune action aussi décisive soit-elle n’aura d’impact définitif sur la trajectoire globale.
Mais…
On ne peut pas sérieusement souhaiter une transition juste en votant pour du pouvoir d’achat.
On ne peut pas sérieusement souhaiter un business model durable avec les mêmes performances financières qu’un modèle insoutenable.
On ne peut pas sérieusement exiger que nos acquis soient absolus alors même qu’ils s’obtiennent au prix d’une destruction du monde autour de nous ?
Sauf en démocratie et/ou dans une structure à visée égalitaire.
Parce que dans nos sociétés égalitaires, nous avons tous à la fin le choix souverain d’acheter quelque chose ou de voter pour quelqu’un sans que rien ni personne ne puisse nous arrêter.
Et ce pouvoir là, dans un monde saturé d’injonctions à consommer ou d’injonctions à nous émouvoir, est notre pire ennemi.
Parce que considérer que notre volonté est souveraine mais que les conséquences de cette volonté doivent être supportées par la collectivité nous mène dans un mur.
Et ceux qui prétendent avoir des remèdes miracle à base de gadgets technologiques ou de bulletins de vote ont tous un point commun : ils ont quelque chose à vous vendre. Que ce soit le gadget en question ou la délégation de votre pouvoir de décision.
Que l’on martyrise l’espace public avec des “ciel un fasciste” ou “ciel un arabe” ou “ciel un iPhone” ou “ciel un SUV”... On ne fait qu’ajouter du bruit au bruit, de la confusion à la confusion. Et l’on participe volontairement ou non à l’épuisement intellectuel de nos sociétés qui courent de polémiques en soldes et de controverses en occasion unique à ne surtout pas rater.
Est-ce que c’est ça que nous voulons ? Accepter de nous laisser malmener par des injonctions qui nous amènent à notre perte simplement parce que la masse de ces injonctions nous empêche de penser ?
Accepter de nous laisser berner par “le désir insatiable d’égalité” dont parlait Tocqueville face à des filtres Instagram ou des reportages putaclic ?
Comme diraient les Américains :
“The grass looks greener on the other side because it’s fertilized with bullshit”
Et il ne tient qu’à nous de refuser de jouer à cette immense roulette Russe avec les conditions de vie sur la planète et la stabilité des sociétés humaines.
Parce que nous avons le pouvoir. Pas de tout changer du jour au lendemain bien sûr mais d’avoir conscience des limites et de nous comporter collectivement en adultes responsables.
De faire le choix souverain d’arrêter de nous comporter comme si après nous était le déluge. Parce que plus on avancera, plus l’expression deviendra littérale.
Refaire société(s) dans un monde à la dérive
Le remède est simple dans son principe et complexe à mettre en œuvre. Comme souvent. Dans son principe, il peut se résumer à un mot : accepter.
Accepter que le monde nous dépasse : les limites planétaires sont non négociables. Et plus nous laissons les apprentis sorciers dire l’inverse en nous promettant la Lune ou Mars, plus nous creusons le gouffre dans lequel ils nous entraînent.
Accepter l’altérité : nous sommes toutes et tous des sommes d’expériences et de vécus qui nous donnent une perspective unique sur les choses. Exiger d’être d’accord sur tout avant de faire le moindre pas en avant c’est s’assurer de rester immobile. Les seuls endroits où l’on est d’accord sur à peu près tout sont en général dirigés par des gourous.
Accepter de faire le premier pas : pourquoi réduiriez vous votre consommation de viande ou d’avion alors que d’autres se gavent ? Pour continuer de vous regarder en face dans le miroir et avoir moins l’impression de faire partie du problème.
Parce que si, dans nos sociétés à visées égalitaires, nous avons le pouvoir souverain de faire comme si la collectivité était dispensable, nous avons également le pouvoir de faire corps avec nos contemporains pour résister aux pulsions de confort ou de plaisir de court terme que nous savons tous que nous paierons à un moment ou à un autre.
Ou alors, autant aller au bout de la logique et considérer que si l’autre est “un étranger plus ou moins barbare”, rien n’interdit d’exiger qu’il se dénazifie ou qu’il renonce à sa souveraineté nationale.
Je ne sais pas vous, mais personnellement quand il y a une voie de la moindre violence, j’ai tendance à la prendre. Après, chacun fait, vote, et achète comme il veut.
Pour finir sur Tocqueville après être passé par Peter Parker et Brassens, ce cher vieux philosophe a aussi dit
Je crois que nous nous endormons à l'heure qu'il est sur un volcan.
Si à son époque la citation était probablement imagée, elle est de nos jours douloureusement littérale.
Un bel article et une intéressante relecture et interprétation du grand penseur que fut Tocqueville ! Merci Benoît FAVERIAL. Je trouve cependant la démonstration avec les 3 possibilités (démocratique, agréable, efficace) un peu "faible" si je peux me permettre. A dessein peut-être ? Il me semble qu'une transition non démocratique en effet aura des chances de ne pas être agréable (et c'est ce que d'ailleurs vous sous entendez avec l'exemple de la Chine). Et il me semble aussi qu'une transition non efficace, si agréable qu'elle soit ne sera pas efficace. Donc ne sera pas une transition. Pardon pour le quart d'heure un peu "sophiste" dans cet exposé plutôt lumineux par ailleurs et qui permet je trouve de ne pas se disperser en tergiversations oiseuses... Il faut que tout le monde se mette à changer durablement, avant tout, et qu'importe d'être parmi les premiers ou de faire plus...on est bien d'accord.