La fin de la fin de l'histoire
Il y a des décennies en géopolitique où il ne se passe rien, et des semaines qui semblent être des décennies.
Bienvenue dans un nouveau monde
Il y a des décennies en géopolitique où il ne se passe rien, et des semaines qui semblent être des décennies.
Eh bien mesdames, messieurs, nous y sommes.
Depuis le début de l’année, ou plus précisément depuis un mois, nous vivons de telles semaines. Quand les Etats Unis éternuent, le monde s’enrhume disait Joseph Stiglitz et il semblerait que la souche de cette année soit aussi virulente que contagieuse.
Allons bon, me direz vous, pourquoi venir briser le 4ème mur d’une publication professionnelle pour y parler politique ?
It's the economy, stupid.
Parce que l’illusion d’un monde économique apolitique et étanche aux turbulences du monde est consciencieusement piétinée depuis 5 semaines de l’autre côté de l’Atlantique et que les conséquences commencent à se préciser et devraient préoccuper toutes celles et ceux qui pilotent des projets productifs.
J’exagère ? Combien d’entre vous pilotez des projets ou des entreprises étanches à l’offensive -pour l’instant- diplomatico-économique des Etats Unis sur tout ce que le monde compte de pays producteurs de terres rares ?
Parce que ne nous voilons pas la face, comme avec tous les mythomanes, les mots de Trump comptent bien moins que ses actes. Et le point commun entre les outrances à l’égard du Canada, du Groenland, de l’Ukraine… sont la présence de gisements de terres rares sur le territoire de ces trois pays. Et les outrances à l’égard du Panama ? Une tentative de freiner la Chine, le seul pays qu’ils considèrent comme un obstacle à leur course à la croissance.
Ne nous y trompons pas, si les conséquences politiques sont une montée des haines et de la violence inter et intra communautaire, les causes sont bien à chercher du côté de la poursuite “quoiqu’il en coûte” de la croissance. De promettre de “drill, baby, drill” à une industrie qui n’a jamais été bénéficiaire depuis son émergence, et d’aller jusqu’à menacer d’annexion des territoires souverains pour l’avenir d’une autre industrie qui n’a jamais été bénéficiaire.
L'économie ne peut plus faire l'impasse sur les réalités physiques
Et nous, pendant ce temps, nous sommes bercés de l’illusion que l’ordre économique était stable et prévisible. Que la seule direction était vers le haut et que Francis Fukuyama avait eu raison en parlant de la fin de l’histoire à la chute du mur de Berlin. Les dernières semaines, voire les dernières années nous ont montré que cette fable ne tenait plus la route.
Mais évidemment, comme il n’y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, il est aussi possible de continuer quoiqu’il en coûte une course à la performance infinie dans un monde aux ressources finies.
Il va devenir nécessaire de convoquer des métaphores mythologiques pour faire un parallèle avec ce que nous vivons, ce n’est pas Icare avec ses ailes chargées aux LLM qui me contredirait.
Est-ce qu'au bord du gouffre il convient de faire un grand pas en avant ?
Alors que faire, face à ce tournant de civilisation ? On accepte que la loi du plus fort redevienne ouvertement la meilleure ? C’est une possibilité.
Mais elle ouvre immédiatement les questions suivantes :
pensez-vous vraiment qu’en tant que pilotes et responsables de projets productifs parlant Français établis majoritairement en Europe, votre part espérée du gâteau fasse partie des plans de la nouvelle administration Américaine ?
pensez-vous, après des années à signer des directives “safe harbour” que la même administration se gênera à utiliser vos données pour leur profit et contre le vôtre ?
pensez-vous, enfin, que votre activité, quelle qu’elle soit, puisse se draper dans les atours du business as usual alors que toutes les règles sur lesquelles vos business plans ont été montés viennent de voler en éclats ?
L’intégralité de l’économie Européenne a des liens plus ou moins étroits avec les Etats Unis. Je suis en train d’écrire ce message sur un outil développé aux Etats Unis, pour le poster sur un réseau soumis aux lois des Etats Unis, grâce à des machines de stockage… vous avez l’idée.
Ou alors nous pouvons prendre acte que la mondialisation est devenue un facteur d’exposition au risque et qu’il n’est plus possible de compter sur le gendarme du monde pour se comporter en arbitre légèrement partial mais se souciant des apparences.
Prendre acte également que la course aux dernières ressources est en train de devenir physiquement violente et qu’à ce jeu là, il n’y a à la fin que des perdants.
La transition durable a été jusqu’à présent une affaire de positionnement de marque et de bonne volonté sociétale. L’arrivée dans la première économie du monde d’une administration prête à tout sacrifier pour se garder les dernières miettes quoiqu’il en coûte vient de nous faire passer dans un autre monde.
Un monde où soit on assume de jeter au feu toute notion de contre pouvoir pour continuer encore quelques temps notre course folle. Peu importent les conséquences humaines, économiques, environnementales tant que l’on “drill baby drill”.
Soit on se met sérieusement à creuser des modèles qui permettent un équilibre entre les planchers sociaux qui permettent la stabilité des sociétés humaines et les plafonds environnementaux qui permettent la stabilité de la seule planète à notre disposition.
Il y a bientôt deux ans, j’ai créé une structure appelée 23h58 pour accompagner ceux qui voulaient se lancer dans la transition tant que les règles du jeu tenaient encore. A l'époque, j'ai eu un bon nombre de remarques sur le "pessimisme" inhérent à ce nom.
J'aurais infiniment préféré que ces critiques aient raison.
Parce que depuis quelques semaines et singulièrement depuis hier, le temps va très vite nous manquer.