Aux grands mots les petits remèdes
Ce n’est pas parce qu’on a rien à dire qu’on ne peut pas souhaiter que ça se sache ! Même si en le faisant on abime petit à petit notre capacité à se parler...
Ce n’est pas parce qu’on a rien à dire qu’on ne peut pas souhaiter que ça se sache !
Cette idée tellement saugrenue qu’elle a inspiré à un des grands humoristes du siècle dernier un sketch resté culte semble aujourd’hui devenir le mot d’ordre d’un espace médiatique toujours plus saturé et polarisé jusqu’au ridicule.
Parce que ce qui hier était un trait d’esprit sans conséquences a l’air de devenir aujourd’hui le mot d’ordre de tous ceux qui espèrent avoir l’honneur minuscule de la polémique du jour.
Et vu que nous sommes en France, la polémique du jour concerne une fois est coutume, la bouffe.
Pire, le fromage.
Pire. Le Comté. Un des fromages les plus appréciés donc les plus vendus de nos jours. Le niveau d’outrance promettait dès le départ d’être exquis et les arguments parfaitement mesurés et réfléchis de part et d’autre. Ou pas.
Acte 1 : “manger du fromage tue des animaux”
Ce qui devrait être une phrase d’une banalité affligeante devient le fer de lance de la lutte culturelle pour quelques heures. Oui, pour produire du fromage il faut du lait, pour avoir du lait il faut (la plupart du temps) qu’il y ait eu naissance (et donc mise à mort) d’un petit.
Alors on pourrait faire autrement et certains le font déjà mais si cela fonctionne pour les chèvres, à priori pour les vaches c’est plus compliqué.
Sauf que patatras, première embardée du camp écolo.
On se prend à mêler les pollutions issues de l’élevage comme la concentration de nitrates avec celles d’autres pratiques qui n’ont à priori pas grand chose à voir comme les phosphates ou l’azote (parce qu’on ne me fera pas croire qu’une filière aussi optimisée et intégrée que le Comté fait pousser son fourrage localement !).
On y ajoute une dose de bien-être animal, qui est une cause éthique et morale mais pas une cause écologique. Si l’un peut-être mesuré et objectivé, l’autre est fermement du côté de la morale personnelle par définition indiscutable. Pas pratique pour initier une discussion de partir sur des bases aussi rigides…
Et on finit sur une note catastrophiste pour se rassurer et être certain d’être dans le camp du bien avec un “Si oui, si on ne peut même pas changer ça, alors franchement, on est foutu.”
Bon, remettons un peu de rationalité dans tout ça.
Oui, l’élevage bovin et ses dérivés est le poste unitaire le plus important de rejets équivalents carbone dans l’alimentation du fait de la fermentation entérique des ruminants, dont la vache est le plus gros -littéralement- émetteur.

Oui, l’utilisation de produits dérivés qui ne sont pas de la viande nécessitent dans une écrasante majorité des cas un passage par l'abattoir pour les petits de la bête produisant du lait, si vous pensiez qu’être végétarien et aimer la raclette ou même le beurre faisait de vous quelqu’un de vertueux pour le bien être animal, j’ai de mauvaises nouvelles pour vous…
Oui, les filières agricoles tirent les coûts vers le bas parce que l’alimentation étant vue comme une dépense contrainte, sa part dans le budget des ménages est structurellement à la baisse depuis des décennies. Entraînant les producteurs de nourriture dans une spirale toujours plus productiviste et toujours moins soucieuse d’externalités qu’elle ne peut matériellement pas gérer.
Acte 2 : Branle bas de combat, les écologistes veulent interdire le Comté !
Ce n’est même pas une blague, c’est la façon dont un média qui se veut pourtant sérieux titre sur l’affaire (d’état, sûrement !).
Et il n’est pas le seul, puisque ses petits camarades plus ou moins scrupuleux emboîtent le pas de peur de rater un like dans le combat quotidien pour attirer notre attention.
Evidemment le ban et l’arrière ban de la presse conservatrice (pour rester poli) s’empresse de faire une affaire d’état d’une tribune de 3 minutes diffusée en podcast par une personne se présentant elle-même comme défendant les droits des animaux.
Bientôt on sonnera l’hallali parce que la cuvée annuelle de l’un ou l’autre des grands vignobles du pays n’est pas du goût des personnes qui ne consomment pas d’alcool.
On a vu polémique moins sérieuse, mais il faut chercher un moment. Surtout que les partisans du fromage dont je suis assurément un membre radical, devraient plutôt s’émouvoir d’une autre étude parue ces jours-ci sur les effets du changement climatique sur le goût de notre péché de gourmandise favori.
Le fromage n’aurait plus le même goût et les cépages historiques devraient remonter de plusieurs centaines de kilomètres pour continuer de produire ? Allons bon, le vin et le fromage sont menacés mais pour les défenseurs du patrimoine à la Française, l’important est de cogner sur un militant qui suggère qu’élever des bovins n’est pas de tout repos pour leur bien-être ?
Vraiment ? On en est arrivés à ce niveau de distraction que l’on préfère cogner sur une idée fantasmée du “camp d’en face” plutôt que de faire face au problème ?
Le pire serait qu’un responsable politique prenne position sur cette polémique minuscule pour flatter sa clientèle électorale…
Acte 3 : Arrêtez moi ou je fais un malheur !
Voyant que la sauce commençait à prendre (avec du Comté en même temps, le contraire serait difficile !). Un responsable politique s’est fendu d’un commentaire tout en mesure et en pondération (non.) pour défendre les entrepreneurs de son ancienne circonscription.
“Le Comté ce n’est pas seulement un fromage, c’est le fruit d’un savoir-faire ancestral” : l’ancienneté d’une pratique ne dit rien de ses conséquences souhaitées ou non. Les Romains faisaient déjà du ciment, ça n’enlève rien au fait que la réaction chimique réalisée pour le produire émet structurellement du carbone…
“ces producteurs, que l’on diffame aujourd’hui, sont aussi ceux qui contribuent au financement de France Inter” : si dire que pour faire du fromage de vache il faut tuer un veau et que cela crée des rejets dans l’atmosphère c’est de la diffamation, alors un grand nombre de personnes du côté de la recherche et de l’enseignement en Sciences de la Vie devraient commencer à épargner pour leur futur passage au tribunal… Remarquez, si on regarde de l’autre côté de l’Atlantique, on s’en approche…
“Il est temps de dire stop à ces procès à charge, à cette écologie de l’anathème.” Takes one to know one comme diraient nos amis anglo-saxons !
“Défendre le Comté, ce n’est pas nier les enjeux environnementaux. C’est affirmer que la transition écologique ne passera ni par le mépris, ni par l’effacement de notre culture agricole.” : rien que ça !
Alors évidemment la personne prenant la parole est l’ancien député de l’endroit où l’on produit le Comté. Et évidemment la prise de parole d’origine est tribunicienne, militante, pas entièrement fondée sur des réalités opposables. Et évidemment entre les deux, des médias relais de polémiques se seront fait un petit billet sur le buzz du jour.
Aux grands mots les petits remèdes
Tout ceci n’est que le dernier exemple en date d’un discours public à bout de souffle.
On prend une problématique réelle par sa perspective la plus étroite et la plus choquante pour faire réagir le camp d’en face.
On se fait diaboliser (et donc connaitre !) par le camp d’en face.
Et on finit sur un sophisme de l’homme de paille par une personnalité publique en mal d’audience.
Tout ceci, finalement, ne laisse apparaître que la vacuité des deux camps. Incapables de se parler, incapables de chercher des solutions, ils s’inventent des coupables en diabolisant l’autre.
Parce que le fond du problème est bien celui-là : d’un côté, nous avons un système -physiquement- insoutenable mais procurant des bénéfices immédiats à une majorité et de l’autre des remèdes peu ragoûtants et battus en brèche dès qu’ils atterrissent dans le débat public par ceux qui ont un intérêt à la poursuite du status quo.
La situation de notre époque mérite mieux que des envolées lyriques et des postures de tribune. Parce que face à un monde qui se complexifie, maintenir de gré ou de force l’opinion publique dans un état de sidération binaire va à la fin exploser à la figure de tout le monde.
Et on aura même plus de Comté pour se faire un moment de consolation culinaire !